On se sert du roman policier pour faire passer toutes sortes de « messages », messages prétendument humanitaires, ou carrément philosophiques! Il y a un courant assez fort, actuellement, qui véhicule des trames ayant pour base l’indispensable policier véreux et l’assassin, innocente victime du sort. ... Entre parenthèses, aucun suspens quant à l’identité du coupable : c’est invariablement « la société ». Et tout cela, bien sûr, baigne la plus béate utopie.

— Paul Halter, À 139 pas de la mort

jeudi 23 juin 2011

La fiancée du pendu (The Bride of Newgate) — John Dickson Carr (1950)

Le début de La fiancée du pendu (The Bride of Newgate) est stupéfiant. Dick Darwent est dans une cellule sombre à Newgate : il sera pendu le lendemain matin. Au même moment, Lady Caroline Ross parle avec son avocat, Elias Crockit, et Sir John Buckstone. D’après le testament de son grand-père, Caroline doit se marier avant son 25ième anniversaire, faute de quoi elle sera déshéritée. La jeune femme trouve l’idée du mariage répugnante, et ne décolère pas contre son parent décédé :

- Vous souvenez-vous, dit Caroline d’un ton rêveur, d’une phrase bien précise de ce testament? »
- Je l’ai oublié. »
- Pas moi. « C’est une pouliche têtue qui mérite le fouet ». Eh bien, nous allons voir!

Caroline voit Dick Darwent comme l’évasion parfaite—elle l’épousera, héritera, puis assistera à l’exécution de son « mari », un verre de champagne à la main. Dick quant à lui n’a rien à perdre, et il gagnera 50 livres, qu’il laissera à sa petite amie, Dolly.

Ainsi débute La Fiancée du pendu, l’un des meilleurs livres de John Dickson Carr. La scène d’ouverture capte immédiatement l’intérêt du lecteur. L’intrigue, haletante, est une succession de coups de théâtre et de rebondissements. Carr parvient même à introduire une forme de crime impossible : la défense de Dick Darwent, accusé de meurtre, repose sur une chambre qui a disparu…

La solution du problème est satisfaisante : l’idée d’ensemble est assez évidente, mais les détails le sont beaucoup moins et l’explication finale est à la hauteur des attentes. De plus, l’identité du criminel est une vraie surprise. (Je n’en dirai pas plus, contrairement à la personne qui a signé la couverture de l’édition Four Press de Swan Song d’Edmund Crispin.)

Il y a beaucoup de couleur historique dans La Fiancée du pendu — beaucoup plus que dans The Ghosts’ High Noon. L’aventure avec un grand A traverse tout le livre; le danger aussi : le livre est parfois extrêmement sombre.

Les personnages sont étonnamment réussis. Le Révérend Horace Cotton, chapelain de Newgate, est l’un des personnages les plus fascinants de l’œuvre de Carr. Il semble avoir réellement existé, et il s’agit à mon avis du meilleur personnage d’ecclésiastique que Carr ait jamais crée. Les prêtres et les psychiatres sont souvent objets de moquerie chez Carr – ainsi de l’évêque détective amateur du Huit d’Epées (The Eight of Swords), qui glisse le long d’une rampe d’escalier. Cotton est tout à fait différent. Quand au début du livre, le diabolique Sir John Buckstone frappe Dick Darwent, qui est enchaîné, Cotton s’interpose, s’élevant contre l’injustice qui permet de telles choses :

- Monsieur, dit tranquillement l’ecclésiastique, vous remarquerez que je n’ai rien d’un gringalet non plus. (Puis il changea de ton.) Levez la main une fois de plus et je jure devant Dieu que je vous fais valser à travers Newgate avec votre cravache.

Carr avait une vision romantique du passé, mais n’était pas moins conscient de sa part d’ombre. Il enchaîne avec une discussion entre le révérend et Dick Darwent – ce dernier agnostique comme son créateur – au sujet de la foi. Dick, impressionné par le comportement héroïque du prêtre, déclare qu’il croit à présent en Dieu, car si un homme comme Cotton a la foi, il serait lui bien fou de rester un mécréant. Le prêtre ne s’empresse pas de lui demander son obole; il répond au contraire que la « foi » nouvelle de Dick n’est en fait que de la gratitude mal placée. Que Carr ait pu créer un tel personnage est surprenant, et réduit à néant l’antienne selon laquelle Carr n’était pas doué pour la caractérisation; il l’était – mais préférait se concentrer sur l’intrigue.

J’ai une seule plainte concernant le livre, et c’est le comportement de Mr. Mulberry, qui fait une déduction à la 37ième page mais n’en livre le résultat qu’à la page 102. Mais honnêtement, ce n’est pas important et vous pouvez ignorer mon pinaillage; si Mr. Mulberry ne se comportait pas de cette façon, il n’y aurait pas d’intrigue… Une fois tout expliqué, les actions de Mulberry deviennent non seulement claires, mais justifiées. Je me suis rappelé d’un fragment du livre de Helen McCloy, Dance of Death :

Jusqu’à présent, il était soutenu par une curiosité intellectuelle. Le mystère semblait plus important que le meurtre. Il l’avait abordé comme un problème d’échecs ou de mathématiques.
Mais maintenant que ce n’était plus un mystère, il réalisait qu’il ne s’agissait pas des simples pions d’un jeu d’esprit, ou d’un problème abstrait n’existant que dans l’esprit d’un mathématicien. Il était question d’êtres humains comme lui, avec des espoirs et des passions, capables de penser et de souffrir…

Voilà qui pourrait servir de défense à Mulberry…

La Fiancée du pendu est le meilleur livre de John Dickson Carr que j’ai lu depuis À chacun sa peur (Fear is the Same). Les deux livres comptent parmi les meilleurs que j’aie lus en 2011.

2 commentaires:

  1. Salut Patrick

    Félicitations pour ton blog en français.Super initiative.
    La critique est détaillée et argumentée et l'iconographie splendide.
    Mais,pour ma part,je ne partage pas ton enthousiasme pour cet ouvrage;les romans "historiques" de J.D. Carr ne sont pas ma tasse de thé.
    Je les trouve en général trop longs, confus et passablement ennuyeux.
    Le grand Carr,de mon point de vue, c'est celui des "Trois cercueils se refermeront" ("The Hollow Man"),"La chambre ardente" ("The Burning Court"),"A la vie, à la mort"(Till Death Do Us Part") et tant d'autres ("Il n'aurait pas tué Patience"-"He Wouldn't Kill Patience")...
    Ceci dit, je me réjouis de lire tes prochaines critiques en français (comme je le fais déjà sur ton site en anglais...);-)
    Carterdickson.

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  2. Merci beaucoup, Carterdickson, pour votre commentaire ! Mon but, en créant la version française, est de discuter les romans policiers en français, car la plupart des blogs sur le sujet sont dans anglais. Je suis heureux que mes efforts vous fassent plaisir. :-)

    Quant aux historiques : je vous comprends et au même temps, j’ai une autre opinion. Dans le passé, je n’aimais pas beaucoup les romans policiers « historiques » (par exemple, l’effort d’Agatha Christie « Death Comes as the End », un œuvre avec des points intéressants mais qui est loin d’être un de ses meilleurs). Carr m’a fait penser différemment. Sa passion pour l’histoire est évidente : chaque mot est saturé d’une joie. Carr s’amuse en racontant son histoire, et par conséquent, c’est difficile de ne pas s’amuser à mon tour. (Bien sûr, j’ai lu le livre en anglais—parfois, comme on le sait bien, les traductions sont… euh, intéressantes…) Et l’angle historique prend précédence, mais l’aventure nous accompagne à chaque pas, et la solution de l’énigme est excellente.

    Je suis en accord avec vos choix pour des autres grand Carr ; en plus, je suis heureux que quelqu’un d’autre a une opinion si haute de « À la vie, à la mort » (Till Death Do Us Part). C’est un œuvre sous-estimé. L’intrigue est un des meilleurs de Carr, et les dernières scènes, quand la police entoure la maison avec le meurtrier dedans, sont inoubliables !

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